Borel Vincent: Mille regrets

Août 1541. La Viole de Neptune, orgueilleuse galère de la flotte de Charles Quint, fait relâche entre Ibiza et Alger. À son bord, le capitaine et sa chiourme s'ennuient ferme : Don Alvaro de Figueroa y Sanz y Navalcarnero y Balaguer reste sur le pont, refusant obstinément malgré la chaleur d'enlever ses grandes bottes - on apprendra plus tard qu'il y dissimule son trésor d'ancien conquistador - tandis que les galériens barbotent. Parmi eux, les trois personnages dont Vincent Borel retrace le destin dans ce roman picaresque et scintillant qui a pour toile de fond la lutte entre Soliman le Magnifique et Charles Quint : Nicolas Gombert, chantre châtré devenu le réputé maître de chapelle de l'empereur, tombé en disgrâce à la suite de sombres intrigues de cour ; Sodimo di Cosimo, peintre, graveur surdoué, miniaturiste virtuose, que la jalousie de Benvenuto Cellini conduisit aux galères alors qu'il avait à peine survécu au terrible sac de Rome en 1527 ; Garatafas enfin, le grand Turc qui, bien malgré lui, finira par engendrer l'héritier de l'empire. Car les péripéties sont nombreuses dans ce tourbillon qui conduit nos trois héros du siège d'Alger, vers où s'achemine la Viole de Neptune, à Ratisbonne : on apprend comment ils se sont retrouvés là, et c'est l'occasion de récits enchâssés dans l'intrigue comme autant d'excursions romanesques. Dans les brumes du Nord notamment, quand l'auteur raconte la formation de Gombert auprès du vieux Josquin Desprez, ou à Rome, pour une évocation cauchemardesque des derniers outrages que subirent Sodimo et grand nombre de ses concitoyens. Au coeur de la narration, un véritable roman d'espionnage dont la clef se trouve dans la partition de la chanson Mille regrets, qui finit tatouée sur la peau de Garatafas lorsque les trois compères quittent Alger, où ils restent un temps prisonniers avant de rejoindre un Charles Quint déjà sur la fin de son règne. Ils connaîtront des fortunes diverses, la conversion à l'islam pour Gombert, la vie dans une tribu de nomades pour Cosimo, les délices du harem pour Garatafas. Ils auront croisé Hernan Cortés, Clément VII, Barberousse, Andrea Doria et quelques autres figures d'un XVIè siècle tumultueux faisant écho à notre XXIè siècle, tous deux gros d'humanisme généreux comme de violences religieuses. Avec ce roman foisonnant, endiablé et rabelaisien, brillamment mené, Vincent Borel poursuit son travail d'allégorie : Baptiste déjà, autobiographie apocryphe de Jean-Baptiste Lully (Sabine Wespieser éditeur, 2002), laissait entendre que les moeurs de la cour de Louis XIV n'étaient pas sans annoncer la soif de pouvoir dans notre monde bien contemporain. Là, pour observer la vaine agitation des hommes autour de conquêtes territoriales déguisées en quêtes spirituelles, les dieux sont au balcon : récit dans le récit, l'auteur met en scène, comme autant de spectateurs, Allah, Yahvé et Dieu le Père, assortis de quelques divinités antiques, banquetant, se chamaillant leurs prérogatives et échangeant sur les événements du siècle et les controverses théologiques des propos désabusés mais toujours extrêmement drôles... Tout ne se termine pas par une chanson mais c'est bien comme une magnifique tentative de déjouer l'esprit de sérieux - un autre travers de notre époque - qu'on peut lire Mille regrets. Comme un roman.